Alfred Nobel a bâti un véritable empire - en 1895 il est à la tête de 80 usines dispersées sur tous les continents - et amassé une énorme fortune (ces usines seraient en 1990 estimées en valeur à environ 100 millions de couronnes suédoises).



La vie errante et vagabonde qu'il mène à travers l'Europe ne l'empêche pas d'être un entrepreneur remarquable. Il y a, entre les principaux traits connus de sa personnalité, des oppositions qui vont presque jusqu'à la contradiction : son penchant pour la mélancolie s'allie à un humour froid et à un sens de l'ironie dont il sait aussi faire usage envers lui-même. Et ses tendances misanthropiques ne l'empêchent pas d'être sensible aux malheurs du monde : témoin ce beau geste de générosité qu’est le don de sa fortune pour encourager par des prix les défenseurs de la paix, les écrivains et les artisans du progrès scientifique.



C'est la maîtrise de la nitroglycérine qui fait, comme on le sait, la richesse d'Alfred Nobel. Les recherches des chimistes concernant les substances explosives n’ont guère avancé depuis le XIVe siècle, au début duquel est introduite en Europe la fameuse poudre noire. Ce n'est qu'en 1845 que Schonbein découvre le fulmicoton, et en 1847 Sobrero la nitroglycérine (appelée encore huile explosive). Ces deux composés organiques nitrés sont obtenus de la même façon, en faisant réagir l'acide nitrique sur le coton dans le premier cas, sur la glycérine dans le second. Mais leur utilisation provoque, et va provoquer longtemps encore, de graves accidents, dont les journaux de l'époque ne manqueront pas de relater quelques uns des plus spectaculaires : en avril 1866, la destruction du navire anglais l'European par une violente explosion pendant le déchargement de soixante-dix caisses de "glonoïn oil", sur les quais du port américain d'Aspinwall ; en 1875, celle du navire la Moselle, au moment où il quittait le port de Bremerhafen; au cours du mois de janvier 1877, la terrible explosion qui ébranle les murailles du fort de Joux alors que l'on transbordait des tonneaux contenant de la mataziette (nitroglycérine retenue par de la craie) saisie en contrebande, faisant plus d'une dizaine de victimes et causant des dégâts matériels très importants. Malgré les dangers courus à la manipuler, l'usage de la nitroglycérine s’est néanmoins peu à peu répandu après la découverte de Sobrero, surtout dans les travaux d'art : exploitation des mines, "sautage" des rochers, creusement de tunnels, etc.



Alfred Nobel se lance dans la fabrication de cet explosif dès 1863 en créant son premier atelier. Mais il n'échappe pas, lui non plus, au sort commun : en 1864, son frère Emile trouve la mort lors d'une violente explosion qui détruit l'usine. Nobel décide alors de chercher à maîtriser la force de l'explosif, afin de pouvoir l'emmagasiner sans danger et d'en libérer la puissance au moment voulu. Pour stabiliser la nitroglycérine, il songe d'abord à utiliser la propriété qu'elle a de se dissoudre dans l'alcool méthylique à 56°, opération qui la rend inoffensive. Mais il devient dans ces conditions difficile de la recristalliser en totalité; en outre le méthanol, très volatile, risque à la longue de libérer ce soluté si dangereux. Après de longs et patients essais, Nobel parvient à transformer l'explosif en une pâte, la dynamite, qu'on peut alors emballer dans des caisses, transporter sans risque de fuite, heurter sans qu'il y ait explosion. Il a testé au préalable l'absorption de la nitroglycérine par du charbon réduit en poudre, de la craie, de la silice, et diverses autres matières pulvérulentes capables d'en retenir une forte proportion, et il choisit enfin une terre siliceuse constituée par l'enveloppe fossile d'une variété d'algues, les diatomées, que l'on exploitait à Oberlohe (Hanovre) sous le nom de Kieselguhr.



Ayant dompté la puissance de la nitroglycérine, Nobel procède dès 1864 à de nombreuses démonstrations publiques, qui cherchent à vaincre la méfiance attachée à l'emploi de cet explosif en mettant en valeur les progrès qu'il a obtenus dans le sens d'une plus grande sécurité. Elles vont de la simple inflammation d'une cartouche jusqu'à l'explosion sous-marine d'une torpille. Certaines sont restées célèbres, dont la presse du temps a fait état : l'une devant le corps des officiers du canton de Genève, non loin de l'usine Nobel installée à Isleten, sur les bords du lac des Quatre-Cantons; une autre devant les officiers du premier régiment de Bersaglieri à Avigliana, dans la province de Turin, où une nouvelle usine Nobel est construite en 1872-1873. Il fait par exemple lancer d'un rocher d'une trentaine de mètres de haut une caisse de 25 kilogrammes de dynamite qui atterrit sans exploser; posée à terre et enflammée par une capsule au fulminate de mercure (détonateur breveté conçu par Nobel), une caisse semblable creuse un trou conique d'environ 3 mètres de diamètre et un mètre de profondeur. Trente grammes de dynamite suffisent pour briser en mille morceaux une plaque de fer de 6 millimètres d'épaisseur. Un paquet de 8 kilogrammes de dynamite placé dans l'eau soulève par explosion une énorme gerbe liquide à plus de cent mètres.



La dynamite, présentée sous tube de carton, puis encore améliorée par Nobel sous le nom de "plastic" (ou dynamite extra Nobel, brevet de 1875), remplace alors la nitroglycérine dans les travaux d'art. On l'utilise pour la percée du tunnel du Mont Saint-Gothard, dans les Alpes ; la destruction des rochers de Hergate qui obstruaient l'entrée du port de New York ; le creusement du port de Newcastle; le "sautage" des glaces sur la Neva à Saint-Petersbourg, et au cours de l'expédition arctique du Capitaine Nares. Nobel vient donc d'ouvrir l'ère de l'application des explosifs dans l'industrie. Mais il n'arrête pas là ses recherches, et il crée d'autres laboratoires (dont en France en 1881 celui de Sevran, dans l'actuelle Seine-Saint-Denis) afin de mettre au point de nouveaux explosifs.



En 1887 il fabrique ainsi la balistite, mélange à parties égales de trinitroglycérine et de dinitrocellulose. Ce produit mis au point, il est contacté par Sir Frederick Abel et le Professeur Dewar, chargés par le gouvernement britannique de mettre au point "la meilleure poudre sans fumée". Nobel leur fournit des renseignements confidentiels sur la préparation de la balistite, mais il a la mauvaise surprise, quelque temps après, de découvrir que les deux Anglais ont déposé - sans lui en rien dire - un brevet de fabrication de la "cordite", qui n'est autre que sa propre poudre sans fumée passée à la filière et présentée sous forme de corde. Indigné, il proteste et porte l'affaire auprès des tribunaux britanniques; mais il est débouté, et de surcroît condamné à payer une amende de 30 000 livres pour frais de litige. On comprend l'amertume de Nobel, qui sombre alors dans une période de mélancolie et de dépression. Il se vengera en écrivant une pièce de théâtre, Le Bacille du brevet, caricaturant de façon burlesque les tribunaux anglais.



Passé cet épisode désagréable, Nobel continue ses recherches jusqu'à sa mort, après avoir transféré son laboratoire de Sevran à San Remo, en 1890. C'est là qu'il meurt le 10 décembre 1896, dans les bras d'un domestique, sans la moindre présence familiale.



Toutes ses inventions à travers les laboratoires installés en Europe (à Hambourg, Paris, Ardeer, San Remo, Stockholm, Bofors) font d'Alfred Nobel le détenteur de 355 brevets, exploités dans les 80 usines créées dans une vingtaine de pays. De là provient l'immense fortune qu'il lègue, par testament, pour la création d'une Fondation Nobel, les revenus du capital étant destinés à être distribués sous forme de prix, afin de récompenser les hommes de bonne volonté oeuvrant pour faire progresser l'humanité.



Le testament d'Alfred Nobel

Voici la traduction française de son testament holographe, daté du 27 novembre 1895, rédigé en suédois dans sa résidence parisienne, et ouvert en janvier 1897 :



"Tout le reste de la fortune réalisable que je laisserai en mourant sera employé de la manière suivante : le capital placé en valeurs mobilières sûres par mes exécuteurs testamentaires constituera un fonds dont les revenus seront distribués chaque année à titre de récompense aux personnes qui, au cours de l'année écoulée, auront rendu à l'humanité les plus grands services. Ces revenus seront divisés en cinq parties égales. La première sera distribuée à l'auteur de la découverte ou de l'invention la plus importante dans le domaine de la physique; la seconde à l'auteur de la découverte ou de l'invention la plus importante en chimie; la troisième à l'auteur de la découverte la plus importante en physiologie ou en médecine; la quatrième à l'auteur de l'ouvrage littéraire le plus remarquable d'inspiration idéaliste; la cinquième à la personnalité qui aura le plus ou le mieux contribué au rapprochement des peuples, à la suppression ou à la réduction des armées permanentes, à la réunion ou à la propagation des congrès pacifistes. Les prix seront décernés : pour la physique et la chimie par l'Académie suédoise des Sciences, pour la physiologie ou la médecine par l'Institut Carolin de Stockholm, pour la littérature par l'Académie de Stockholm, et pour la défense de la paix par une commission de cinq membres élus par la "Storting norvégienne. Je désire expressément que les prix soient décernés sans aucune considération de nationalité, de sorte qu'ils soient attribués aux plus dignes, scandinaves ou non."

Paris, le 27 novembre 1895

Alfred Bernhard Nobel.



La publication de ce testament, on peut s'en douter, n'alla pas sans remous : Nobel ne laissait aucun héritier direct. Il ne s'était jamais bien entendu avec ses frères, qu'il considérait comme aventuristes en matière d'investissements. En outre il était opposé à la transmission des fortunes par héritage : "Elles vont trop souvent à des incapables et n'apportent que des calamités par la tendance à l'oisiveté qu'elles engendrent chez l'héritier". De plus, la forme juridique du testament laissait à désirer, car Nobel l'avait rédigé seul, sans recourir à un homme de loi. Il s'agissait enfin de savoir quelle était l'instance judiciaire compétente pour l'homologuer : Nobel ayant résidé indifféremment dans plusieurs pays (Suède, France, Italie), chacun d'entre eux se prétendit habilité à en juger. Il fallut donc de longues tractations avant que le litige ne fût réglé en faveur de la Suède, et le testament fut examiné pour homologation les 5 et 9 février 1897 par les tribunaux de Stockholm et de Karlskoga.



Cette affaire agita les milieux politiques et scientifiques suédois. Une polémique s'engagea dans la presse du pays. La bourgeoisie accusait Nobel, "l'antipatriote", d'être un pacifiste séparatiste. On dénonçait son choix de confier au Parlement norvégien la charge d'élire la commission du Prix de la Paix comme une atteinte à la domination de la Suède sur la Norvège, à un moment où les relations entre les deux pays étaient particulièrement délicates. Il fallut tout le poids de l'intervention royale pour arriver à apaiser le scandale.



Enfin, grâce à l'opiniâtreté d'un de ses assistants, Ragnar Sohlman, et du conseiller juridique Carl Lindlagen, les dernières volontés de Nobel furent respectées et appliquées. Ils parvinrent en 1898 à un accord avec les héritiers, aidés par les efforts de conciliation d'Emmanuel Nobel, neveu d'Alfred et représentant du "rameau russe" de la famille (ses frères et son père, installés à Saint-Petersbourg).



Les statuts de la Fondation Nobel et les règlements relatifs aux institutions chargées de décerner les prix furent promulgués par le Roi en son conseil du 29 juin 1900 ; mais les prix ne furent distribués pour la première fois qu'en 1901. Lorsqu'on eut rassemblé le capital (dispersé dans plusieurs pays) dont la rente alimente depuis 1901 les cinq prix, on obtint une somme s'élevant à environ trente millions de couronnes suédoises. A titre indicatif, voici le montant de quelques uns des prix qui furent décernés:


1901 : 150 800 couronnes suédoises,

1923 : 115 000 c. s. (montant le plus faible),

1946 : 121 500 c. s. (année à partir de laquelle les prix furent exonérds d'impôts),

1953 : 175 300 c. s. (libéralisation de l'investissement),

1960 : 226 000 c. s.

1970 : 400000 c. s.

1980 : 880 000 c. s.

1981 : 1000 000 c. s.



A partir de 1962 vinrent s'ajouter un certain nombre de donations à la rente fournie par le capital initial de Nobel.



La fondation italo-suisse Balzan décerna en 1962 son premier prix d'un million de francs suisses à la fondation Nobel. Cette même année, 245 000 couronnes suédoises venant de la Donation Dag et Sten Hammarskjbld, et représentant le Prix de la Paix décerné en 1961 à titre posthume au Secrétaire Général de l'O.N.U. mort dans un accident d'avion, sont versées au bénéfice de la fondation Nobel.



La Banque de Suède, à l'occasion de son tricentenaire, créa le Prix Nobel en Sciences Economiques, dont les statuts furent promulgués en 1968. Elle verse ainsi chaque année à la Fondation Nobel une somme égale au montant du prix, majoré de 65% pour frais de fonctionnement.



Georg von Bekesy, lui-même Prix Nobel de Médecine en 1961, fit de la Fondation Nobel sa légataire universelle. Les objets d'art, provenant de pays méditerranéens et orientaux, dont était principalement composé son héritage, sont exposés depuis sa mort (1972) à Stockholm, au Musée d'Extrême-Orient et à la Fondation Nobel.



En 1972, le Marquis Luigi de Beaumont Bonelli légua par testament toute sa fortune à la Fondation Nobel. La vente de ses biens immobiliers rapporta 4 500 000 couronnes suédoises. En retour la Fondation a décidé d'accorder chaque année une bourse à un jeune étudiant italien spécialisé en sciences médicales.



Enfin, en 1985, le prix Kyoto a été décerné au profit de la Fondation Nobel.